4 questions à Alex Boulton

L’ATILF fête ses 20 ans toute l’année 2021. À cette occasion, Alex Boulton, directeur de l’ATILF fait un point rapide sur ces 20 années de recherches et ses perspectives.

Que s’est-il passé durant les derniers 20 ans en sciences du langage, en linguistique ?

L’Université de Lorraine et le CNRS Centre-Est à Nancy ont été pionniers, à plusieurs égards depuis le début des années 1960 dans les 3 composantes qui se sont réunies à partir de 2001, pour établir l’ATILF de maintenant. D’un côté, l’INALF, Institut National de la Langue Française a été fondé principalement pour créer un premier dictionnaire du français : le TLF, Trésor de la langue française à partir d’attestations d’usage ; la mission était donc de décrire la langue telle qu’elle était utilisée réellement et non pas de recommander un « bon usage ». Pour cela, un corpus intitulé Frantext – composé principalement des documents littéraires et donc relativement prestigieux, certes – a été mis en place pour une collection et analyse rigoureuse assistée par ordinateur, une approche hautement innovante à une époque où la linguistique se dirigeait plutôt vers une étude plus abstraite. De nos jours, les deux approches coexistent au sein du laboratoire et peuvent apporter des méthodologies différentes pour explorer différents objets, même si ce mariage (attestation/intuition) n’est pas toujours heureux dans d’autres milieux académiques ! Ces intérêts perdurent dans la création de nombreuses ressources au service du grand public – non seulement des dictionnaires contemporains, étymologiques, contrastifs, mais d’autres types de modélisations lexicales, corpus, bases de données, outils et plateformes – rendues possibles par l’arrivée d’une informatique immensément plus puissante aujourd’hui, des outils performants et des moyens de diffusion sur le web.

Une vision plus globale des contextes d’utilisation du français

De son côté, le laboratoire LANDISCO (Langues, Discours, Cognition) avait une vision plus globale des contextes d’utilisation du français, contextes qui définissent les sens. Par exemple, nous savons tous que beaucoup de mots ont plusieurs sens ; ces sens « potentiels » se concrétisent lorsque le mot est utilisé – un peu comme le chat de Schrödinger existe dans des états superposés avant de s’effondrer lorsqu’on ouvre la boîte. Ce travail de sociolinguistique prend en compte le locuteur et l’interlocuteur, la situation et un grand nombre d’autres variables. Ainsi, cela nous permet d’aller plus loin dans la compréhension du langage humain sous tous ses aspects, y compris pour l’acquisition de sa langue maternelle et pour comprendre les difficultés langagières chez l’enfant et l’adulte, natif et non-natif, un travail descriptif mais destiné aussi à apporter des aides réelles.

La troisième composante, le CRAPEL (Centre de Recherches et d’Applications Pédagogiques en Langues) ne se contentait pas des méthodes d’enseignement des langues de l’époque, très orientées vers la correction grammaticale et une répétition inspiré par les théories béhavioristes. L’équipe était pionnière pour des approches plus humaines, individualistes et communicatives qui mettent l’accent sur l’apprenant, ses besoins et sa prise en main de son propre apprentissage dans une perspective d’autonomisation. Ce dernier point est crucial car il est impossible d’enseigner (et encore moins d’apprendre) tout ce qu’il faut pendant des cours formels : si l’apprenant est perdu sans son professeur, il ne pourra pas continuer à apprendre et à s’adapter en dehors de la salle de classe lorsque les vrais besoins se présentent. Pour ce faire, on fait largement appel à l’informatique, avec des outils puisant dans la linguistique de corpus comme FLEURON, et des plateformes d’apprentissage comme EDOlang.

Les recherches en sciences du langage sont en évolution permanente

Pour revenir à la question initiale, les recherches en sciences du langage sont en évolution permanente et s’adaptent en fonction des dernières avancées théoriques, sociétales et, bien sûr, technologiques. L’objectif pour les scientifiques n’est pas de détruire le passé mais de construire à partir des connaissances actuelles. Ce petit résumé personnel est hautement simplifié, avec mes excuses aux intéressés ! C’est l’un des problèmes du linguiste : puisque chacun parle au moins une langue depuis le plus jeune âge, tout le monde a un avis sur la question et il est très difficile de dépasser certaines idées reçues ; il faut y aller doucement…

Quelles sont orientations futures de l’ATILF, ses ambitions ?

Comme indiqué dans la précédente réponse, l’étude du langage et des langues touche au cœur même de l’humanité. Tant qu’il y aura à Nancy une implantation scientifique comme l’université, le CNRS, il y aura un besoin de recherches en sciences du langage. L’ATILF réunit aujourd’hui 141 personnes – chercheurs, personnels de soutien, doctorants et associés, permanents et non permanents. Une seule thématique ne peut rendre compte de la diversité des questions abordées, ce qui représente une force car, quoi que l’avenir nous réserve, nous aurons des pistes de recherches et les compétences de les explorer. J’anticipe une continuité avec des intérêts théoriques et descriptifs associés à un souci de l’individu, avec un recours de plus en plus important aux technologies mentionnées, et où l’intelligence artificielle pourra jouer un rôle plus important.

Qu’avez-vous prévu pour fêter cet anniversaire dans ce climat particulier et crise sanitaire ? Que souhaitez-vous à l’ATILF pour ses 20 ans ?

Il est clair que la crise sanitaire aura un impact majeur sur les événements prévus en présentiel. Le principal espoir doit être une reprise en toute sécurité de nos activités, pas tout à fait comme à l’ancienne car nous avons vu de nouvelles possibilités de recherches et d’organisation de nos activités internes et externes, mais une reprise qui nous autorise à revenir librement sur place, de nous réunir et de circuler en France et à l’étranger. Cette année, dans le cadre de l’anniversaire de l’ATILF, les différentes manifestations devront se dérouler au moins partiellement à distance, ce qui réduit hélas le contact humain mais, d’un autre côté, nous permet de toucher plus de personnes et aussi l’opportunité de travailler autrement. Ces événements comprennent des colloques, des journées d’études et des séminaires scientifiques animés par des membres de l’ATILF, des anciens et des proches, mais aussi des conférences visant un public plus large.

Des entretiens filmés avec différents membres du laboratoire, des jeunes doctorants aux plus expérimentés, offrent une perspective tout à fait personnelle qui retracent l’évolution de l’ATILF et la positionnent aujourd’hui ; une rubrique spécifique d’entretiens écrits consacrée à « 20 ans – 20 femmes ». À cela s’ajoutent un livret abécédaire (version papier), un site web dédié (https://20ans.atilf.fr), avec un onglet numérique qui retrace 20 ans de faits marquants, un panorama des posters scientifiques, nos actions récurrentes de CST (Culture Scientifique et Technique) à destination du grand public, ainsi que d’autres opérations internes visant à renforcer l’esprit d’équipe et nos collaborations internes.

Ce que je souhaite à l’ATILF pour ses 20 ans ?

Une longue vie, riche et heureuse – ou plutôt à ses membres, car un laboratoire n’a pas de sens, d’existence sans les personnes qui le composent et qui œuvrent au quotidien pour faire avancer la science et la société.

Avec mes plus sincères remerciements à toutes et à tous pour leur investissement passé, tout en sachant que nous pourrons compter les un·es sur les autres à l’avenir aussi.

 

© ATILF | Photo : Christelle Poirel, Direction de la communication UL